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Ergonomie et conception : notes sur l’ouvrage « Concevoir le travail, le défi de l’ergonome »

(ouvrage  de F.Guérin, V.Pueyo, P.Béguin, A.Garigou, F.Hubault, J.Maline, T.Morlet, édité en avril 2021 chez Octares)

Le titre de l’ouvrage évoquant la conception et sa filiation avec « Comprendre le travail pour le transformer » sont des éléments suffisants pour s’intéresser à ce livre et l’acheter en ligne sur le site d’Octares.

Néanmoins, les ergonomes-concepteurs n’y trouveront pas les repères théoriques utiles à un nouvel exercice du métier : concevoir plutôt que préconiser. Ce distinguo et les aspects critiques qui vont de pair font l’objet du présent article.

Malgré les réserves exprimées ci-dessous sur le manque de développement au sujet de l’ergonomie de conception proprement dite, les étudiants et jeunes ergonomes trouveront dans cet ouvrage de nombreux repères utiles à une ergonomie « classique » de préconisations.

Des compléments à cet ouvrage sont proposés, à défaut d’autres sources identifiées, sur la page ergonomie et conception du site Action-ergo.

L’ergonome reste un acteur et ne devient toujours pas un concepteur

chapitre « La conception » (p193-203)

L’ergonome comme acteur de la conception et non comme concepteur

En se précipitant sur le chapitre « La conception » (p193-203), il est possible de noter, p193, que cet ouvrage a le mérite de préciser qu’une « intervention ergonomique ne […] se contente pas de produire des connaissances sur les situations de travail [mais qu’] elle vise l’action. Et cette action relève d’une démarche de conception. ».

L’ensemble du chapitre positionnera l’ergonome comme un acteur de la conception, autrement dit un contributeur parmi d’autres du processus de conception.

Ce mérite est cependant bien modeste, car depuis quelques décennies déjà, de nombreux ergonomes (pas tous hélas) sont identifiés comme des acteurs de la conception.

L’ergonome peut néanmoins être plus qu’un acteur-contributeur, mais un concepteur à part entière. La particularité de ce concepteur est d’initier la conception par la prise en compte du fonctionnement humain et de s’appuyer sur de nombreux acteurs de conception (bureau d’étude, service méthode, Ingénieur HSE, etc.) pour définir précisément la situation future de travail.

Ce positionnement est encore trop rare, mais il existe. Il est dommage qu’aucun ouvrage ne propose de réflexion sur cette forme d’exercice du métier.

Une limite dans la manière de penser la conception : l’analyse comme seul horizon

La conception en ergonomie n’est pas traitée dans cet ouvrage parce que le processus de conception n’est pas pensé, et ceci parce que l’ergonome n’est pas considéré comme un concepteur, mais comme un analyste.

Le paragraphe de fin de page 195 et début de page 196, est assez révélateur d’une limite dans la manière de penser la conception ; il explique que l’analyse du travail actuel sera obsolète à l’avenir du fait du projet de transformation et que le travail futur ne peut être analysé en projet puisque la situation n’existe pas encore ; en résumé le passé est derrière nous et l’avenir n’est pas présent. De ces lapalissades, les auteurs concluent que ceci constituerait un paradoxe méthodologique pour l’ergonomie de conception.

Ce peut être un paradoxe pour un ergonome qui n’envisage comme contribution qu’une analyse de situations ou de proposition de conception faites par d’autres.

En effet, à aucun moment ne sont évoquées les phases essentielles où l’ergonome

  • * réfléchit et recherche des solutions au regard de ce qu’il a compris des enjeux, des besoins et des contraintes techniques et budgétaires ;
  • * recherche des informations complémentaires (de façon proactive) auprès de tous les acteurs concernés ;
  • * produit des propositions d’axes de travail et de solutions, qui, phase après phase, validation après validation, deviennent des solutions de conception définissant ce que devra être la situation future de travail.

Passer à côté de tout cela présente une limite importante.

Une limite qui conduit à des contre-vérités

Dans la suite du paragraphe, il est écrit (toujours page 196) :

  • * qu’un « des enjeux de la conception est de produire des connaissances sur ce qui n’existe pas encore.
  • * Et l’analyse du travail n’est pas la méthode la mieux adaptée pour y parvenir.
  • * C’est la simulation qui permettra de relever ce défi».(c’est-à-dire de pouvoir mener une analyse temporellement située entre l’analyse de l’existant et l’analyse de la situation future).

Rien ne semble juste dans ces trois phrases. Pour le dire du point de vue d’une ergonomie de conception :

  • * l’enjeu de la conception ne consiste pas à produire des connaissances, mais à résoudre des problèmes, imaginer des solutions en tenant compte de multiples contraintes et effectuer des choix pertinents pour définir ce qui n’existe pas encore.
  • * Ces choix pertinents se fondent sur des connaissances issues de l’analyse des situations de travail actuelles ou de références ; ceci reste la meilleure méthode pour prendre en compte le fonctionnement humain dans la conception.
  • * La simulation permet de tester la pertinence des choix qui sont faits (choix auxquels l’ergonome doit au moins contribuer et sur lesquels il doit se prononcer par un accord ou un désaccord).

« Concevoir le travail », que penser d’un tel titre ?

Ce qui est développé dans cet ouvrage est l’accompagnement de la conception par des étapes au cours desquelles des analyses sont réalisées à partir de propositions faites par d’autres et des préconisations sont formulées. L’ergonome reste extérieur à la conception proprement dite, se limitant à n’être qu’un acteur collatéral.

Mais analyser et préconiser ne suffit pas pour concevoir. Concevoir est plus que préconiser. Concevoir c’est se situer à la source de l’action, préconiser c’est intervenir en aval.

Qu’est-ce qui peut empêcher l’ergonomie de conception ?

1-Travail prescrit vs travail réel, un modèle pour l’analyse et non pour la conception

De la page 32 à la page 36, il est dommage de ne pas avoir saisi l’occasion d’approfondir la réflexion sur ce que l’on fait de ce fameux écart entre travail prescrit et travail réel dans le cadre de la conception du travail :

  • Si l’écart est considéré comme irréductible, quelle conception dans ce cadre d’analyse ?
  • Si l’écart est considéré comme étant à réduire, une ergonomie de conception aurait-elle la prétention d’un résultat sans écart ?

Cette approche est-elle opérante en conception ? Si oui, de quelle façon ? Si non, pourquoi ?

En quoi l’écart serait-il intrinsèquement un problème ?

« Concevoir le travail » n’implique-t-il pas de le prescrire ?

Une prise de recul sur prescrit/réel aurait pu être développée afin de permettre à certains ergonomes de sortir d’une logique de simple mise en éclairage pointant facilement les écarts qui seraient la marque d’une insuffisance de l’entreprise. Il est dommage de ne pas avoir relié ce chapitre avec le chapitre « Travail prescrit et activité » (p 103) qui précise que « les prescriptions sont tout aussi « réelles » que l’activité… » et rappelle la diversité des sources de prescriptions et leur possible incohérence.

L’idée consistant à laisser le prescrit à d’autres pour se concentrer sur un travail réel, dont l’analyse révèle qu’il n’a pas été suffisamment pris en compte, conduit à une ergonomie de l’analyse sans transformation (qui n’assume rien, hormis la critique).

Peut-être est-ce cela qui fonde cette fausse idée de « paradoxe méthodologique » reprise dans le chapitre « conduite du projet de conception » page 207. En effet, comment travailler en projet si le seul livrable réside dans l’analyse du travail réel ?

2-Le positionnement d’animateur de l’ergonome évite la responsabilité de la prescription

Une compétence métier inenvisagée :

Le sous-chapitre « Quelques principes sous-jacents à l’intervention », p 110 à 118,

indique qu’ « intervenir c’est transformer » et pour cela deux façons de faire sont proposées :

  • « le mode de la prestation qui positionne l’ergonomie plutôt en terme d’apport de solutions, selon une logique d’expertise» conduisant à des « schémas opératoires d’interventions standardisées »
  • « le mode la relation de service» impliquant « une démarche clinique [qui] permet de faire produire, par les sujets acteurs, une compréhension de la situation […] pour qu’elle soit transformée et acceptée. »

Cette opposition semble très caricaturale :

Une logique d’expertise indépendante du contexte social et de toute analyse clinique des situations peut-elle être qualifiée d’intervention en ergonomie ? Une intervention peut-elle être standardisée ?

Pour l’autre approche, que les sujets acteurs comprennent la situation n’implique pas nécessairement qu’une solution de transformation pertinente soit trouvée.

=>N’y a-t-il donc rien entre l’expert isolé de tout contexte et le libérateur en chef de la parole collective ?

Ce type de présentation positionne l’ergonome comme un animateur ; il est (devrait être) plus que cela.

Il est évoqué, p112, qu’« une « belle » invention peut- ne pas être utilisée par les opérateurs ». Mais du point de vue de qui s’agirait-il d’une belle invention si celle-ci n’est pas utilisée ? Un dispositif qui n’est pas utilisé est la marque d’une erreur de conception ; le dispositif ne satisfait pas les besoins ; son utilisation est moins satisfaisante que sa non-utilisation. En quoi ceci relèverait-il d’une belle invention ?

Un dispositif non utilisé ne pourrait-il pas être le fruit d’un travail collectif d’utilisateurs ? Ce collectif ne pourrait-il pas imaginer des solutions qui finalement se révèlent inadéquates et non utilisées ?

Le collectif ne garantit probablement pas la pertinence du résultat ; pas plus qu’un expert autiste.

=>Entre l’expert autiste et le gentil animateur de collectif ne pourrait-il pas exister un ergonome de métier qui, du fait de ses compétences métier, s’engage sur la pertinence des solutions envisagées ?

L’ergonome devrait se responsabiliser sur l’efficacité des solutions. Une transformation manquée est bien de sa responsabilité s’il n’a pas alerté clairement sur les faiblesses des orientations prises, et ceci, quelles que soient les positions de quelques acteurs que ce soit, y compris celles des utilisateurs.

Une quête d’irresponsabilité :

chapitre « La conduite de projet de conception » (p203-221) :

Dans ce chapitre, à la page 216, on peut lire que la simulation « ne définit pas comment les opérateurs devront travailler », mais qu’elle « aide […] à vérifier […] s’il existe des modes opératoires efficaces et sans effets défavorables »

Si l’efficacité est vérifiée de même que l’absence d’effets indésirables, n’est-il pas possible d’envisager de valider la conception prévue ?

Ce faisant, cela ne revient-il pas à définir comment les opérateurs devront travailler ?

Une hypothèse concernant cet évitement est qu’il permet d’éviter le risque de se tromper en validant la façon dont est envisagé auprès des équipes projet ; il est plus confortable de relever les grosses difficultés s’il y en a et ne s’engager à rien lorsque cela semble satisfaisant.

Mais alors comment répondre aux attentes légitimes de validation des équipes projet ?

La réponse se trouve quelques lignes après : « En effet, la simulation des conditions de réalisation de l’activité de travail, mise sur la capacité des futurs opérateurs à exprimer, objectiver des points de vue et proposer des solutions relatives à une situation à concevoir ».

Voilà, ce sont bien les utilisateurs qui proposent des solutions surtout pas l’ergonome… en cas d’erreur de conception le collectif assumera. Ainsi l’ergonome, « acteur essentiel de la conception » se préserve de toute critique en renvoyant la responsabilité, selon les circonstances, à l’équipe projet qui n’aurait pas suivi exactement les orientations proposées ou aux choix des utilisateurs.

L’ergonome est préservé quoiqu’il arrive… Ceci explique peut-être les limites pour penser une ergonomie de conception.

Publié le 8 octobre 2021 par